Dans leur chambre d’enfants, Amandine et Emilie* sont fières de nous montrer les médailles d’or accrochées au mur. Les deux sœurs de 10 et 11 ans s’animent lorsqu’elles décrivent leur passion pour le tir à l’arc. Mais lorsqu’on évoque l’homme qui leur a appris à manier l’arc, leurs voix s’étouffent. « Au début, Roland était gentil, raconte Amandine, la cadette. Ensuite, il a commencé à demander des bisous, des câlins. Il insistait pour qu’on dorme chez lui après les compétitions. Il insistait beaucoup. » L’aînée acquiesce.
Devenu un intime de la famille, Roland F. est invité pour Noël dans leur maison de Pleubian, dans les Côtes-d’Armor. Avec son apparence de grand-père doux et bienveillant, il arrive même à obtenir des parents l’autorisation de recevoir les fillettes à dormir un soir chez lui à Lanmodez, une commune voisine. Cette nuit-là, l’entraîneur de 72 ans profite d’être seul avec elles pour organiser un jeu de société, prendre l’une des sœurs sur ses genoux et glisser une main dans son pantalon.
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Dans leur chambre d'enfants, Amandine et Emilie sont fières de nous montrer leurs médailles de tir a l'arc.
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Les deux sœurs de 10 et 11 ans, dans leur jardin à Pleubian, dans les Côtes-d'Armor. ©Martina Cirese
« Il les avait prises sous son aile et les avait envoyées en compétition rapidement, se remémore Solène, la mère des jeunes filles. Elles ont commencé à revenir à la maison avec des boucles d’oreilles, des bonbons, des cadeaux… » Pendant des mois, Roland F. a su endormir la vigilance des parents. Jusqu’au jour où les deux sœurs leur racontent que l’archer leur a touché les fesses, en glissant ses mains sous leurs vêtements. Solène porte plainte immédiatement.
Le 2 avril 2019, Roland F. est interpellé par les gendarmes : il est accusé d’agressions sexuelles sur mineures. Lors de son audition, l’homme esquive tant qu’il peut. Sa main aurait « malencontreusement » glissé dans le pantalon d’une des enfants. Au cours de l’enquête, la brigade de gendarmerie trouve des images pédopornographiques dans son « matériel informatique ». Mais ce n’est pas tout. En interrogeant le fichier de traitement d’antécédents judiciaires (TAJ), les enquêteurs découvrent que l’entraîneur a déjà été condamné en 2000 à quatre ans de prison dont deux ans fermes pour des agressions sexuelles sur des mineures de sa propre famille. Autrement dit, Roland F. est un pédophile récidiviste.
L’itinéraire du septuagénaire raconte parfaitement les failles administratives et judiciaires qui permettent la récidive. En 2007, alors qu’il sort de prison, Roland F. intègre le club des Archers de Paimpol (Côtes-d’Armor), sans que ses antécédents judiciaires ne soient vérifiés. Très vite, il s’impose comme un homme respecté et dévoué. Au fil des années, il gravit les échelons, devenant entraîneur et dirigeant de l’association. Puis président du comité départemental et responsable de la commission de discipline de la ligue de Bretagne, l’instance régionale de la Fédération française de tir à l’arc (FFTA). En 2016, sa proximité avec de jeunes adhérentes finit par inquiéter les responsables du club : il semble particulièrement « amoureux » d’une petite fille de 11 ans, allant jusqu’à lui offrir des bijoux. Les dirigeants lui font remarquer son « comportement inadapté ». Il nie, s’offusquant même qu’on lui demande de ne plus rester seul avec les enfants. Roland F. est poussé vers la sortie.
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Solène s'est mise au tir à l'arc après l'agression de ses filles. "Pour ne plus jamais les laisser seules", dit-elle.
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©Martina Cirese
Dans la foulée, le club de Paimpol alerte la ligue de Bretagne. Le président du club, Jérémy Dupont, s’en souvient encore. Dans le chalet où sont entreposés les cibles et les flèches du club, il lit à haute voix la réponse rédigée le 1er novembre 2016 par Pierrick Leparc, le conseiller technique de la fédération : « J’ai rencontré Roland F. hier où nous avons échangé sur le sujet (…). Il semble que ce soit plus un problème interne ou personnel qu’un problème de ligue ». Jérémy Dupont n’en revient toujours pas :
« En gros, la ligue nous a dit qu’elle ne pouvait rien faire. »
Pierrick Leparc, le signataire de la lettre, assume : « Il y avait les paroles des enfants d’un côté et rien d’autre. C’est une histoire interne mais surtout une histoire personnelle. C’est aux parents de faire le nécessaire auprès des services instructeurs. Il n’y a malheureusement que ça à faire. »
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Une fin de non-recevoir que les instances nationales disent découvrir aujourd’hui. « L’assistance n’a pas été à la hauteur des besoins du club », reconnaît Benoît Binon, le directeur technique national de la FFTA. Dans une affaire comme celle-ci, « il faut que le niveau fédéral puisse se mouiller, à titre de précaution », ajoute-t-il. Comment ? En avertissant les « services de la jeunesse et des sports et en allant déposer une main courante », par exemple. Voire en suspendant la licence de l’intéressé. Autant de précautions qui n’ont pas été prises.
Sans être inquiété, Roland F. se déplace librement dans la région. Il est même autorisé à enseigner le tir à l’arc dans les écoles grâce à un certificat de qualification professionnelle obtenu malgré ses antécédents. « Il y a une faille énorme au niveau des diplômes, car la vérification des antécédents judiciaires n’est pas obligatoire », s’alarme Jérémy Dupont, le président du club des Archers de Paimpol. En 2018, Roland F. va jusqu’à créer sa propre association de tir à l’arc à Pleubian, à titre bénévole… C’est là qu’il fera la rencontre d’Amandine et Emilie. « C’est comme ça qu’on a appris que les casiers judiciaires des bénévoles n’étaient pas vérifiés, se désole Solène, furieuse. On aurait vraiment pu empêcher tout ça… »
Le gymnase de Pleubian (Côte d’Armor) où Roland F. a enseigné le tir à l’arc Amandine et Emilie. © Martina Cirese.
Le 19 août 2019, à la suite de la plainte de la famille, Roland F. est condamné à huit ans d’emprisonnement pour agressions sexuelles sur mineures. Cette fois, la justice lui interdit définitivement d’exercer auprès des enfants. Près de vingt ans après sa première condamnation.
- 47% des agresseurs ont récidivé
Notre enquête révèle un chiffre alarmant : sur 77 affaires, près d’un agresseur sur deux a déjà été condamné pour un délit ou un crime à caractère sexuel. Dans la très grande majorité des cas, les récidivistes sont des éducateurs sportifs. Mais il arrive qu’ils soient également cadres de club, agents de maintenance ou simples bénévoles.
Pour les entraîneurs rémunérés, la carte professionnelle d’éducateur sportif est obligatoire, et le contrôle du casier judiciaire est contrôlé annuellement. Mais dans ce cas précis, le fait de fournir des documents qui ne sont pas à jour – le renouvellement se fait tous les cinq ans – permet de déjouer la vérification automatique des antécédents judiciaires par les services préfectoraux.
« Des prédateurs passent entre les mailles du filet »
Concernant les bénévoles, le problème réside dans l’absence de contrôle obligatoire du casier judiciaire et du Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles et violentes (Fijaisv) par les fédérations sportives. En clair, un délinquant sexuel a plus de chances de pouvoir diriger une association sportive ou entraîner des mineurs en toute liberté s’il n’est pas rémunéré, comme ce fut le cas de Roland F.
« C’est la principale défaillance. On a des prédateurs qui passent entre les mailles du filet », confirme Sébastien Boueilh, fondateur de l’association de prévention contre les violences sexuelles Colosse aux pieds d'argile, qui milite depuis des années pour un meilleur contrôle des antécédents des bénévoles dans le sport. « Dans le Centre-Val de Loire, la fédération de football commence à filtrer des milliers de bénévoles par leur casier judiciaire mais c’est expérimental », explique cet ancien rugbyman professionnel, lui-même victime de viol dans son enfance.
L’enjeu est de taille : structuré en une myriade d’associations, le sport amateur ne doit son existence et sa survie qu’à l’investissement de quelque 3,5 millions de volontaires. Qu’ils soient dirigeants de petites associations sportives, encadrants d’enfants, chauffeurs les jours de match ou simples accompagnateurs.
Une réaction viscérale
François Breteau connaît bien le problème des récidivistes. En 2012, ce président d’un club de roller du Loroux-Bottereau (Loire-Atlantique) reçoit Sébastien B. Diplôme de la fédération en poche, l’homme d’une vingtaine d’années propose la création d’une section de roller freestyle, ce que François Breteau accepte. Mais trois ans plus tard, les premières plaintes tombent : le coach est accusé d’agressions sexuelles sur une quinzaine de garçons âgés de 10 à 14 ans. Des drames qui auraient pourtant pu être évités car cinq ans auparavant, l’éducateur avait été condamné à Saint-Nazaire pour des agressions sexuelles sur des mineurs d’un autre club du département. Il avait écopé d’une interdiction d’exercer au contact de mineurs et faisait l’objet d’un suivi socio-judiciaire.
Le 29 avril 2015, François Breteau écrit au Premier ministre, Manuel Valls. Dans ce courrier inédit que Disclose s’est procuré, le président du club Loire Divatte Roller sonne l’alerte sur l’inefficacité du suivi des personnes condamnées. A fortiori lorsqu’ils sont bénévoles. « La première réaction viscérale des parents touchés de plein fouet par cette tragédie est de se demander comment le club a pu laisser entrer ce genre d’individu parmi ses adhérents, écrit-il. La réalité montre malheureusement qu’en tant que président de club, les moyens pour se prémunir de tels actes dans nos associations sont très limités et leur efficacité est aléatoire. » Un courrier qui restera sans réponse de la part de Matignon. Quant à Sébastien B., il se suicide juste avant son procès, en 2015.
Au printemps 2019, nous avons retrouvé Karim* en terrasse d’un bistrot de la région lyonnaise, non loin des pistes d’escrime où il a fait ses premières armes. Fébrile, il accepte de nous confier les détails de son histoire, dont il n’a encore jamais parlé publiquement, mais requiert de garder l’anonymat – raison pour laquelle nous avons décidé de ne pas mentionner le nom de son club ni celui des nombreux témoins rencontrés.
Une histoire qui illustre à elle seule l’omerta qui gangrène le milieu sportif et le déni qui règne face au risque de récidive. D’autant plus lorsque l’entraîneur gagne des compétitions et engrange des médailles…
Tout démarre dans les années 1990, il y a presque trente ans. A l’époque, Karim, jeune espoir de la discipline, subit des agressions sexuelles de la part de son maître d’armes alors qu’il n’a que 14 ans.
« Et il a continué… »
En 2000, Karim a quitté la région lyonnaise. Son entraîneur, lui, est condamné pour des attouchements sur un autre garçon rencontré lorsqu’il était animateur en colonie de vacances. L’entraîneur écope d’une peine de six mois de prison avec sursis et obligation de soins, mais sans interdiction d’exercer auprès de mineurs. Les dirigeants du club le maintiennent en poste. « Après le procès, on nous avait demandé que ça ne s’ébruite pas auprès des parents des autres enfants. Il fallait protéger le club et nos emplois », confesse Pierre*, un ancien maître d’armes du club présent lors du procès.
« Et il a continué… », murmure Karim. Le manque de réaction des dirigeants va en effet conduire à la multiplication des victimes. A l’image d'Eric*, agressé sexuellement quelques années après la condamnation. Ou de Jérôme*, abusé entre 2003 et 2004 alors qu’il était tout juste majeur. « C’était des attouchements et ça a dû arriver trois ou quatre fois », confie cet ancien champion de France d’escrime cadet et junior. Selon lui, si personne n’a bougé en interne, c’est parce que le maître d’arme « était l’entraîneur principal, un homme reconnu qui avait des bons résultats ».
A l’été 2004, Jérôme et Karim se décident à sortir du silence. Avec d’autres athlètes victimes du même maître d’armes, ils portent plainte à la brigade des mineurs. Une enquête préliminaire est ouverte, mais l’éducateur n’est pas interpellé.
Plus de quinze ans après les faits, devant sa tasse de café vide, Karim soupire. « Tous les jours j’appelais la brigade. Je leur disais qu’il allait soit partir à l’étranger, soit se suicider. Ça n’a pas loupé », raconte-t-il, amer. En septembre 2004, l’entraîneur se donne la mort dans le garage de ses parents.
L’affaire provoque la démission immédiate du président du club d’escrime. Joint par Disclose, ce dernier dit regretter son inertie : « C’était un garçon intelligent et tout nous laissait penser que le club était un sanctuaire. Mais il ne l’était absolument pas. » Il ajoute, comme pour se dédouaner de ne pas avoir pris les mesures nécessaires : « Je n’étais pas le seul au comité de direction à savoir qu’il avait été condamné. Des parents et des jeunes le savaient aussi. » Il marque une pause et réfléchit. « Il y a eu une sorte de faute collective. »